Au XVIIIe siècle, l’invention des premiers métiers à tisser automatisés va enclencher, quelques dizaines d’années plus tard, la fabrication en série du textile – première brique de la Seconde Révolution industrielle.

Par Arnaud Pagès

On oublie souvent de fêter les inventions extraordinaires qui ont modifié le cours de l’histoire. Il y a 250 ans, en 1769, l’inventeur anglais Richard Arkwright dépose le brevet de la première machine à tisser automatique. Connue sous le nom de « water frame », elle est constituée par un métier à filer hydraulique qui simplifie le travail du textile en remplaçant l’action des mains par celle de cylindres en métal, délivrant ainsi les ouvriers de tâches potentiellement laborieuses et répétitives.
Avant lui, son compatriote Lewis Paul avait mis au point, en 1748, la toute première machine à carder actionnée par un dispositif mécanique. Rapidement surnommée la « navette volante », elle permettait de produire des pièces de plus grande taille, plus rapidement, et avec moins d’ouvriers à la manœuvre.

Ces deux innovations, rendues possibles par l’utilisation de la vapeur comme force motrice, révolutionnent la fabrication du tissu, qui s’opérait jusqu’ici à la main et principalement dans des manufactures artisanales. Les premiers métiers à tisser mécaniques sont utilisés dès 1786.

En 1841, tandis que la réussite de l’invention n’est déjà plus à démontrer, Le Constitutionnel revient avec enthousiasme sur le fonctionnement de la machine mise au point par Arkwright :
« Alors Arkwright, pour limiter l’action des deux doigts qui pincent la mèche, imagine de faire passer cette mèche entre deux petits cylindres, un cannelé en fer, l’autre couvert de drap et de peau et reposant sur le premier.
Voilà la mèche bien formée dans cette espèce de laminoir. Il s’agit maintenant de l’amincir, de l’allonger. C’est ce que la fileuse opère en écartant les deux mains. Arkwright n’est point embarrassé pour résoudre cette difficulté ; il en triomphe d’une manière parfaite, et c’est ici sans doute le point le plus ingénieux de son invention. Il fait passer la mèche, au sortir de la première paire de cylindres, entre deux autres cylindres pareils, situés à quelques lignes seulement des premiers. […]
Avoir remplacé le concours mécanique des doigts par la différence de vitesse de rotation de deux paires de cylindres, tel est le trait de génie qui marque la machine d’Arkwright. »

À la toute fin du XVIIIe siècle et à l’issue de la période révolutionnaire, Bonaparte prend les rênes du pouvoir en France. Il décide de mettre en place un vaste plan de modernisation des manufactures françaises. En 1801, l’inventeur lyonnais Joseph-Marie Jacquart met au point un métier à tisser révolutionnaire, à la fois mécanique et programmable, grâce à un système de cartes perforées qui automatisent la sélection des fils avant leur tissage. Cette innovation, qui s’apprête à connaître un succès international, annonce un âge d’or du textile français, dont le développement sera fortement soutenu par l’Empire.

C’est pourtant à Philippe de Girard que revient certainement le plus grand mérite dans la mécanisation du textile. Il a été le pionnier de cette transformation radicale en installant à Paris la toute première filature mécanique, qui fera par la suite de nombreuses émules.
« L’appel de l’Empereur fut entendu ; les intelligences se mirent à l’œuvre, et l’on ne tarda pas à voir apparaître des machines qui, sans être parfaites, avaient résolu le problème mécanique et préparé les voies à une transformation radicale dans le travail du lin.
Il est bien constaté aujourd’hui que l’honneur de cette invention revient à Philippe de Girard, qui avait établi, dès 1813, une filature mécanique de lin dans la rue Meslay, à Paris. »

Ces nouvelles machines apparaissent comme miraculeuses. Elles permettent d’augmenter considérablement la production du textile. C’est de l’autre côté de la Manche que les progrès sont les plus visibles. En cette première moitié de XIXe siècle les Britanniques ont, en termes techniques et industriels, une longueur d’avance sur les Français, comme en fait état le Journal du Commerce tandis qu’il traduit un article de la feuille économique britannique The Technical Repository dans son édition du 22 août 1824 :
« Trois fileurs de coton pris parmi les plus expérimentés de l’Angleterre, ont estimé, il y a six ou sept ans, que le fil de coton produit, terme moyen, par chaque ouvrier, comparé à ce qu’aurait filé une personne, au simple rouet, comme c’était la pratique avant les dernières inventions d’Arkwright et autres, était alors comme 120 à un (1), c’est-à-dire qu’une seule personne produisait autant que 120 auraient produit antérieurement à ces découvertes. »

Les perfectionnements apportés à la machine créée par Richard Arkwright vont constamment améliorer la mécanisation du textile. Lors de sa séance du lundi 4 septembre 1826, l’Académie des Sciences fait état d’une nouvelle invention mise au point par un manufacturier lyonnais. Le Globe en fait part dans son édition du 7 septembre :
« M. Navier fait un rapport sur un métier à tisser présenté à l’Académie par M. Augustin Coron, manufacturier soie à Lyon, dans lequel le mouvement de toutes les parties est produit par la rotation continue d’un moteur unique tournant toujours dans le même sens.
L’auteur s’est provisoirement muni d’un brevet d’invention qui lui donne un droit exclusif de propriété de son métier pendant dix ans, puis d’un brevet de perfectionnement pour des améliorations postérieures à l’invention. »

Le Globe 7 septembre 1826

Dans le premier tiers du XIXe siècle et grâce à la fabrication mécanique du textile, les anciennes manufactures se sont peu à peu transformées, jusqu’à être remodelées en profondeur. Avec l’automatisation du travail et la mise en place de chaînes de production, elles ont été capables de s’agrandir et de se moderniser. Dès la fin du XVIIIe siècle, le mot « usine » – dérivé du latin « usus », qui signifie le droit d’user d’une chose sans en percevoir les fruits – avait fait son apparition. Il désignait alors un établissement de production industrielle, et non plus un atelier où des objets étaient manufacturés – c’est-à-dire fabriqués à la main. Il faudra attendre la décennie 1820 pour que le mot se répande dans le langage courant, avec le sens qu’on lui connaît toujours aujourd’hui.
À la fin de la Restauration, la France compte plusieurs dizaines d’usines fabriquant du textile à l’aide de procédés mécaniques. L’âge de la filature automatisée a bel et bien commencé. La technique industrielle n’aura quant à elle de cesse de se perfectionner, remplaçant progressivement la vapeur par l’électricité, et en inventant le métier à tisser à projectile, à jet d’air puis à jet d’eau.

Légendes :
1.Photographie d’un métier à tisser le lin, Agence Meurisse, 1935 – source : Gallica-BnF
2. Page extraite d’un manuel de fabrication de métiers à tisser artisanaux, circa 1650 – source : Gallica-BnF